Andalucia. L''histoire à rebours (eBook)
196 Seiten
Memoire D'Encrier (Verlag)
978-2-89712-454-0 (ISBN)
Gilles Bibeau est professeur titulaire au département d'anthropologie de l'Université de Montréal. Membre de la Société royale du Canada, il est spécialisé dans le domaine des études africaines et en anthropologie de la santé. Il a été président de l'Association canadienne des études africaines et du Conseil canadien des sociétés savantes d'études régionales. Tout en continuant d'accorder un intérêt privilégié à l'étude des sociétés de l'Afrique (le Congo ex-Zaïre, la Côte d'Ivoire et le Mali), il poursuit des recherches en Amérique latine (Brésil et Pérou) et en Inde. Il a publié de nombreux ouvrages, seuls ou en collaboration, parmi lesquels Le Québec transgénique. Science, marché, nation (Boréal, 2004), La gang, une chimère à apprivoiser. Marginalité et transnationalité chez les jeunes Québécois d'origine afro-antillaise, avec Marc Perreault (Boréal, 2002), Beyond Textuality. Asceticism and Violence in Anthropological Interpretation, avec Ellen Corin (Mouton de Gruyter, 1995).
Trois villes. Cordoue, Séville, Grenade. Une histoire marquée par la rencontre des peuples. L’Andalousie n’est-elle pas ce lieu carrefour à la jonction de trois grandes civilisations : Occident, Orient, Afrique ? Carnet de voyage, témoignage, récit, enquête archéologique, cet essai polyphonique évoque dans une écriture vivante les flux et métissages entre les peuples. Ouvrage d’une brûlante actualité, Andalucía, l’histoire à rebours rappelle le danger que représentent la montée des nationalismes étroits et l’enfermement sur des identités meurtrières.
introduction
Mon intervention s’est traduite par une soustraction de poids; je me suis efforcé d’ôter du poids tantôt aux figures humaines, tantôt aux corps célestes, tantôt aux cités; je me suis efforcé, surtout, d’ôter du poids à la structure du récit et au langage
Italo Calvino, Leçons américaines. Six propositions pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard 1989
Au fil de mes errances dans Cordoue, Séville et Grenade, j’ai souvent repensé à ces grands écrivains qui se sont laissé posséder par l’esprit d’une ville, à Walter Benjamin évoquant Paris, capitale du XIXe siècle (1939) à travers sa fascination pour les « galeries et passages », à Italo Calvino qui personnifie chacune des Villes invisibles (1972) sous la figure d’une femme aimée avec qui il entretient de mystérieux dialogues, à Lawrence Durrell explorant, dans Le Quatuor d’Alexandrie (1957-1960), les détours des liaisons amoureuses d’une élite coloniale vivant, sur fond de décor oriental, ses derniers beaux jours, et à tant d’autres romanciers dont les fictions sont restées associées à un lieu bien particulier. Comment ne pas aussi penser à Joe Christmas, ce personnage de William Faulkner pour qui toutes les rues dans lesquelles il a déambulé au cours de sa vie se prolongent, en se confondant, dans une seule et même rue qui est sans fin. Joe Christmas, l’homme blanc au sang noir dont Faulkner a fait un héros dans Lumière d’août (1932), portait dans sa chair et dans son âme les traces destructrices des impitoyables conflits raciaux qui défigurèrent, dans le contexte des plantations, toute la société du sud des États-Unis.
On ne découvre vraiment l’esprit d’une ville qu’à travers les fantômes qui l’habitent. Je crois bien en avoir entr’aperçus quelques-uns dans l’architecture ancienne survivant, sous divers maquillages, dans la Mezquita catholicisée de Cordoue, dans le minaret devenu clocher de la Giralda de Séville et dans les forteresses de l’Alhambra de Grenade au cœur desquelles Charles Quint fit construire un palais qu’il n’a jamais habité. Tout voyage en Al-Andalus se fait entre l’enchantement de légendes imprégnées d’un puissant romantisme oriental et la réalité d’une histoire avec dates, lieux, noms de héros et monuments qui en retiennent la mémoire. L’histoire des régions, des pays et des nations apparaît toujours sous des visages multiples qui se donnent au travers de relectures constamment retravaillées sous les contraintes tantôt de l’oubli tantôt des nécessités du présent. Elle est ainsi une construction fluide qui s’efforce de remonter, avec un succès toujours relatif, vers la mémoire la plus originelle tout en formulant des questions dictées par l’aujourd’hui de l’histoire d’un peuple. Ce faisant, l’histoire collective ne peut que continuer d’être sans jamais rien perdre de ce qu’elle fut mais sans jamais non plus reproduire le passé dans la fidélité à ce qu’il a pu être. La tradition elle-même se reconstruit en permanence dans l’empilement d’apports successifs, dans une tension vers la récupération de ce qui a été, en même temps qu’elle exprime une volonté d’avenir.
En Andalousie, j’ai souvent imaginé ce qu’ont ressenti les navigateurs, conquistadors, missionnaires et colons revenant dans leurs villages chrétiens avec des récits fantastiques, avec d’autres mots, d’autres langues et d’autres manières de vivre. Bon nombre d’entre eux étaient sans doute remplis de chagrin, conscients qu’ils étaient d’avoir détruit, pour les uns au nom de leur goût de l’or et pour d’autres au nom du Christ, les merveilles d’une autre civilisation et d’avoir anéanti des peuples. Une fois pillés les temples de Tenochtitlan, une fois brûlées des cités et une fois les richesses du Nouveau Monde acheminées vers Séville, la destruction imposée sur la lointaine terre d’Amérique devait ressembler, aux yeux des Espagnols rentrant chez eux, à la « guerre sainte » menée par les Rois Catholiques contre les musulmans et les juifs au nom de la construction d’une identité nationale hispanique organisée autour de la « pureté du sang » et de l’homogénéité catholique garantie par une puissante Inquisition qui fut le bras et l’instrument.
En optant pour une identité nationale, celle des Ibères et des Wisigoths romanisés, qu’il fallait purifier de toute contamination musulmane et judaïque, l’Espagne a raté sa chance historique de mettre en place un modèle permettant de construire une « société pluraliste ». L’idéologie des Rois Catholiques fondée sur l’homogénéité religieuse et sur la « pureté du sang » devait forcément conduire, et c’est bien ce qui est arrivé, à l’expulsion des Marranes, Morisques et autres hérétiques. La réflexion sur ce qui s’est passé en Andalousie constitue un détour métaphorique pour penser le pourquoi de la peur de l’altérité et de la différence, une peur qui hante toujours notre actualité, et pour évoquer les grands défis auxquels les sociétés font encore face aujourd’hui. Nous vivons en effet dans un monde dans lequel la figure de l’autre tend à être effacée en tant que principe de différenciation favorisant un enrichissement de la collectivité. Les idéologies sont désormais de plus en plus emmêlées dans des discours et des pratiques de rejet, voire de haine, à l’égard de l’altérité.
En conservant le nom d’Allah, le tout-puissant, écrit au frontispice d’une cathédrale chrétienne, en maintenant des arches omeyyades dans une chapelle baroque et en installant des cloches dans les minarets d’où venait autrefois la voix du muezzin, on donne chaque fois à voir au voyageur d’aujourd’hui les traces d’un passé que le temps n’a pas complètement effacées. La pénombre des vieilles synagogues et mosquées transformées en églises m’a souvent plongé dans une sorte d’hypnose qui a sans doute contribué à donner profondeur et étendue à ma méditation sur les causes des violences entre les peuples qui ne cessent de se répéter. L’esprit voguant vers d’autres lieux et d’autres temps, ma pensée a souvent dérivé du côté de ce Proche-Orient meurtri qui subit aujourd’hui des destructions semblables à celles que l’Andalousie musulmane a connues. Au cours de mes promenades dans Cordoue, Séville et Grenade, il m’est arrivé d’imaginer le souk d’Alep en train de brûler et le minaret de la mosquée des Omeyyades s’effondrant sous les pluies de bombes. Peut-être est-ce d’ailleurs la quête même de l’Orient qui m’a conduit en Andalousie à défaut de pouvoir me rendre dans les antiques villes d’Alep, de Damas et de Bagdad.
L’effacement par le vainqueur des signes religieux du vaincu a sans cesse fait rebondir en moi la question du pourquoi du refus et du déni de l’autre, de sa différence, de son étrangeté, de son altérité. D’étonnantes associations architecturales et d’audacieux mélanges de débris spirituels transforment les traces de la violence autrefois vécue par l’Andalousie musulmane en une sorte de vitrine de ce qui se passe aujourd’hui encore un peu partout à travers le monde. Le déploiement exubérant, opulent et majestueux du mystère chrétien traduit par les architectes dans des édifices religieux de tous les styles – mudéjar, gothique, baroque, Renaissance – m’a souvent heurté, bouleversé et scandalisé, sans doute parce que je sentais combien ces temples étaient en décalage par rapport au contenu proclamé des croyances et des théologies.
une position du regard
À l’aube et au crépuscule de chaque jour, mes déambulations solitaires à travers les allées des anciennes médinas arabes et dans les ruelles des juderías – quartiers juifs – des villes andalouses m’ont rappelé qu’on ne peut transformer les ruines au milieu desquelles on chemine qu’à la condition d’avancer avec la tête dans des rêves d’histoires anciennes. La musique triste et nostalgique de la guitare entraînant la bailaora de flamenco dans d’incroyables mouvements des pieds a sans doute aussi rythmé, à mon propre insu, mes pas. Et la couleur joyeuse des azulejos – carreaux de faïence aux motifs géométriques – et des mosaïques ornant les patios des maisons andalouses a attisé mon désir de partager, pendant quelques semaines, l’histoire, la culture et la vie quotidienne d’un peuple aimé avant même de vraiment le connaître. Quant au paysage sévère de la terre andalouse qu’un soleil généreux rend rocailleuse et sèche, il a nourri ma vigilance en même temps qu’il m’aidait à poser un regard aussi proche et aussi clair que possible sur les traces du passé dissimulées dans ce qui se donne à voir aujourd’hui.
Je crois avoir ainsi pu saisir quelque chose de l’enchevêtrement des civilisations successives dont je découvrais les traces au fil de mes pérégrinations, et quelque chose aussi de ce que fut cette rencontre entre les mondes oriental, occidental et africain, une rencontre qui s’est achevée au moment où l’Espagne devenait l’épicentre sismique de l’entrée du Novus Mundus américain sur la scène du monde. Le destin aussi tragique qu’unique de l’Al-Andalus faisait constamment naître en moi des...
| Erscheint lt. Verlag | 31.10.2017 |
|---|---|
| Sprache | französisch |
| Themenwelt | Literatur ► Essays / Feuilleton |
| Literatur ► Romane / Erzählungen | |
| ISBN-10 | 2-89712-454-7 / 2897124547 |
| ISBN-13 | 978-2-89712-454-0 / 9782897124540 |
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